Odyssée de l’espèce [deuxième partie]

Publié le par lereveilmondial.over-blog.com

Tout système dirigeant, placé en position de confort, tend à se désintéresser de la vie concrète du peuple et de l’évolution des connaissances et des techniques. Il consacre le maximum de son temps à ses intrigues internes. Il conserve ses habitudes de pensée et ses explications du monde envers et contre l’évidence des faits, sauf s’il est menacé dans sa survie ou dans son maintien au pouvoir. Ainsi, pouvoir et progrès font rarement bon ménage, comme nous allons le voir dans le cas de l’Europe.

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Après la stabilité chinoise et le déclin musulman, on peut se demander pourquoi l’extraordinaire explosion de création technique du monde moderne s’est produite en Europe, région qui, au dixième siècle, était habitée d’une population rurale, gouvernée par une féodalité fruste et sportive, plongée dans l’incertitude après la décomposition de l’Empire de Charlemagne. Rien ne la prédisposait à une pareille destinée.

Alors que les civilisations tendent à stabiliser leur système technique, et peuvent vivre en harmonie, sans changer leur technologie, pendant plusieurs siècles, l’Europe a connu, dès la fin du onzième siècle, une profonde déstabilisation, la grande révolution agraire du moyen âge, puis une autre au dix huitième siècle, la révolution industrielle, et actuellement commence une troisième révolution, mondiale cette fois : celle de l’immatériel.

La faille qui permit au changement de s’introduire dans cette civilisation là, alors que les autres y résistaient, c’est, à mon avis, l’absentéisme du pouvoir. Les chevaliers étaient partis en croisade, mais pourquoi ? Pas seulement pour les motifs officiels que nous a transmis l’hagiographie cléricale, mais aussi pour des raisons beaucoup plus concrètes, liées à la situation objective de l’époque. Dès le onzième siècle apparaît un désaccord entre les deux moitiés de la classe dirigeante : le pouvoir temporel féodal d’une part, et le pouvoir spirituel de l’Eglise et des monastères d’autre part. Les trop nombreux enfants de la chevalerie, désœuvrés, se livrent à des pillages. Ils font des chevauchées fantastiques à travers champs, ce qui endommage les récoltes et pillent, même les monastères. Après quelques tentatives infructueuses pour maîtriser ces débordements, l’Eglise invente les croisades : allez donc voir en terre sainte si j’y suis ! Idée géniale, qui va canaliser l’excès de vitalité et la soif d’idéal de cette jeunesse prédatrice. Les croisés s’étant opportunément absentés, les initiatives commencent à fleurir. Les gestionnaires des domaines ruraux vont au marché (c’était interdit), mettent de l’argent de côté, investissent, défrichent, essaient de nouvelles cultures. Libérée de sa classe dirigeante, l’Europe commence à entreprendre.

Financièrement fragilisée, l’Eglise est en même temps menacée dans son hégémonie spirituelle. L’hérésie venue d’Orient, par les marchands, se propage dans le Nord de l’Europe, avant de gagner à sa cause le comté de Toulouse et les « Albigeois ». C’est contre elle que sera construite l’inquisition. Héritiers d’une longue tradition dualiste, antérieure même au christianisme, ces hérétiques, les Cathares, expliquent qu’il n’y a pas besoin de l’Eglise pour se rapprocher de la divinité. Bien plus, ils soupçonnent Rome d’être une manifestation des forces du mal, vu qu’elle prétend représenter un Dieu pauvre, tout en faisant étalage d’immenses richesses. En effet, les prélats et les moines de cette époque menaient grand train, dépensaient allègrement les redevances de leurs domaines, et se livraient à de multiples frasques sans grands risques, leur statut privilégié et sacralisé les plaçant au-dessus des lois.

Alors, dans l’Eglise menacée, tout est mûr pour qu’on s’en remette à un ascète à la poigne de fer : Bernard de Clairvaux, le futur Saint Bernard45. A partir de 1117, il impose ses idées. C’est la révolution cistercienne : travailler de ses mains, comme le veut la règle originelle de Saint Benoît, fuir la ville, nouvelle Babylone, lieu de corruption, bannir le luxe et la décoration, rendre des services concrets au peuple des campagnes. Les connaissances accumulées dans les manuscrits du réseau monastique, qui avait alors le monopole de la circulation du savoir, sont mobilisées au service du sauvetage de Cluny, qui se termine en triomphe. Des centaines de monastères se rallient à cette nouvelle doctrine. De nouveaux établissements sont construits dans des lieux inexploités, au désert comme on disait alors avec emphase.

Au total, sept cents abbayes filles en deux siècles. Pendant la période de plus grande expansion (1145-53), on en comptera une de plus par semaine ! Elles diffusent le savoir technique dans le monde rural environnant. La sélection des semences et des animaux, la généralisation des moulins, source d’énergie servant non seulement à moudre, mais aussi à scier le bois, fouler le drap, actionner des soufflets de forge, datent de cette époque, comme le soc de charrue en fer et le collier d’attelage, qui permettent les grands défrichements. Les marchés se développent et s’internationalisent. Au treizième siècle, s’établit autour des villes de la Baltique (Lübeck, Brême, Cologne, Danzig, Goslar, Hambourg, Lunebourg, Reval, Riga, Rostock, Stralsund) une circulation d’échanges internationaux qui préfigure le grand capitalisme. C’est l’organisation « Hanséatique ». Elle donne lieu à une forme de gouvernement « isonomique » (étymologiquement : qui se tient en équilibre par lui-même. La collectivité des notables exerce un pouvoir collectif, dans lequel aucun n’est dominant, mais où chacun doit rechercher du consentement des autres). Elle établit des règles strictes de fonctionnement du commerce. Elle mobilise les meilleures techniques de navigation : les « cogge » atteignent les 120 tonnes et sont équipés pour la première fois du gouvernail d’étambot. Ils préfigurent les vaisseaux qui partiront à la conquête de l’Amérique aux siècles suivants. L’attachement des cités saxonnes à leurs foires date de cette époque. La prospérité devient explosive. La population double entre 1100 et 1300.

Déclin, Renaissance et Révolution Industrielle

Malheureusement, cette expansion se termine mal, très mal. Au début du quatorzième siècle, la densité atteint une quarantaine d’habitants au kilomètre carré. C’est le maximum que peut nourrir ce système technique rural. Les aléas climatiques suffisent à causer les premières famines (1316). La grande peste de 1348 arrive dans une population déjà affaiblie. Elle tue en un an le tiers de la population européenne. Elle sera récurrente et endémique jusque vers 1475. Arrive la guerre de cent ans. Au total deux siècles de malheur, qui ont marqué la conscience européenne comme une sorte de faute originelle et mystérieuse, un écart des hommes par rapport à l’ordre du monde qu’il faut s’attacher à rattraper. Cette chute s’accompagne d’un durcissement. La technique est à nouveau confisquée. Les corporations se reconstituent. Les territoires professionnels se précisent. L’innovation devient de moins en moins possible à mesure que le maillage des interdits se resserre. Les moyens de production sont confisqués par les institutions en place, lesquelles se maintiennent, faute de mieux, comme recours contre les malheurs.

La population est réduite de moitié entre 1300 et 1500. Elle revient à son niveau d’avant la grande prospérité médiévale. Ce qu’on appelle la renaissance n’est que la fin de ce grand et douloureux déclin. L’essentiel avait été inventé avant. Les grands ingénieurs, comme Léonard de Vinci, mettent en forme des réalisations déjà connues. Le fonds de la technique ne changera pas jusqu’au dix-huitième siècle, sauf sur deux points :

1- L’Espace : un élargissement du monde, avec la conquête de l’Amérique et surtout l’installation des premiers circuits commerciaux planétaires, déploiement mondial de ce que le système hanséatique avait inauguré dans la Baltique.

2-La communication : l’imprimerie a d’abord des conséquences religieuses. Malgré l’inquisition, l’Eglise ne peut empêcher les fidèles de lire et commenter par eux mêmes le texte sacré. À cause de la diffusion du Texte, le protestantisme devient incontrôlable. Deux siècles plus tard, l’imprimerie aura des conséquences technologiques : par la publication de la grande encyclopédie (24000 exemplaires), le savoir jalousement détenu par les corporations est mis dans le domaine public. Il alimentera l’extraordinaire créativité de la révolution industrielle.

Au dix-huitième siècle, le scénario de la révolution industrielle présente des ressemblances troublantes avec celui du Moyen Age. Depuis Louis XIV, la classe dirigeante se trouve affaiblie et divisée. Celui-ci, dès sa jeunesse, répond à la Fronde en attirant les nobles à sa Cour, fabuleuse mise en scène, merveilleux miroir aux alouettes. Ce faisant, il les éloigne de leurs domaines ruraux, qu’ils sont censés gérer. Les intendants en profitent. À la seconde génération de jeux de cour, la noblesse est devenue incompétente, et le clergé ne vaut guère mieux. Alors, dans cette classe dirigeante en lévitation, atteinte d’irréalité, se constitue un courant minoritaire novateur, comme autrefois les cisterciens de Saint Bernard, qui réclame un retour aux fondements. C’est le mouvement philosophique, dont les idées inspirent la Révolution française. Là encore, la déstructuration du pouvoir précède l’innovation technique et la prospérité économique, sa fille.

Dans le cas de l’Angleterre, où la Révolution industrielle s’est déclenchée avant la France, on constate aussi un affaiblissement du pouvoir central, doublé d’une crise. La concurrence des soieries indiennes, travaillées -déjà- avec une main-d’œuvre à très bas prix, menace la laine britannique. C’est toute une chaîne économique, depuis le mouton jusqu’au tissage rural, qui est remise en cause. On interdit, on réglemente, on brûle des cargaisons de marchandises. La pression subsiste. Elle cause une restructuration foncière agricole par la classe montante des landlords. Elle ouvre la voie aux inventions de l’industrie, qui s’établit d’abord dans le textile, avec les filatures et tissages mécaniques. La concurrence indienne est alors vaincue par l’avance technique des machines.

L’industrie, fière de la force de ses machines, comptait volontiers en tonnes. Au milieu du vingtième siècle, on mesurait encore la puissance des nations aux tonnages d’acier et de ciment qu’elles fabriquaient : plus d’une demi-tonne d’acier par habitant et par an !

Chacun pouvait être fier de consommer dix fois son propre poids de ce métal, symbole de richesse et de pouvoir militaire. L’acier, c’étaient aussi des canons, des obus, des blindages, des cuirassés et des chars. On sentait derrière cette évaluation la présence du travailleur de force, démultiplié par des machines. Les regards des dirigeants, captivés par ces images titanesques de la terre fouillée par les engins, n’ont pas vu venir la bataille des matériaux fins. La fibre de carbone et le kevlar par exemple, qui résistent à la traction bien plus que l’acier, sont aussi plus légers et moins repérables par les radars. Ces matériaux allégés à haute résistance sont désormais à la base de la puissance, même militaire, alors que quelques millions de tonnes d’acier supplémentaires n’y changent plus rien.

C’est au début du vingtième siècle que tout a silencieusement basculé. La matière, même vue au microscope, n’avait pas encore livré ses secrets. La lumière elle-même, tantôt onde, tantôt corpuscule, laissait les savants dans l’embarras. Lorsqu’il devint possible de voir, non plus le millième de millimètre, mais le dix millionième, soit dix mille fois plus finement, la représentation de la matière commença la plus extraordinaire transfiguration.

À ce niveau de finesse, en effet, tout est vibration. L’impression de solidité, d’inertie, de dureté, de cohésion, les résistances à la traction, à l’écrasement, aux chocs d’où viennent les performances des « épées » comme celles des « boucliers », ne sont que l’expression de l’harmonie de minuscules vibrations élémentaires, celles des électrons dans les atomes. Et ce sont les écarts, les sauts vibratoires de ces électrons, qui produisent les couleurs de nos objets familiers.

Toutes les bases de notre perception sensible sont à revoir. Ce qui semble la clef de la puissance, ce qui paraît assurer la stabilité, la sécurité et le poids des choses n’est autre qu’une collection d’oscillations entremêlées qui sont associées aujourd’hui, et pourraient peut-être aussi bien se dissocier demain. Et c’est grâce au calcul vibratoire qu’on peut concevoir des matériaux modernes aux propriétés stupéfiantes. Pendant que les physiciens et les chimistes découvrent cet univers fantastique, les techniciens continuent leur savoir-faire ancien. Le décalage entre les deux n’est pas encore résorbé.

Au fond, osons le dire, chacun s’interroge : si tout est vibration, et si les différences vibratoires donnent de la lumière, que sommes nous, êtres vivants ? Peut être des porteurs de lumière, et certainement bien autre chose qu’un morceau de glaise parcouru d’un souffle, comme le voulaient les anciens mythes. Ainsi, rien qu’en regardant la matière, nous voyons non seulement les anciens présupposés matérialistes s’effacer, mais aussi les représentations traditionnelles du monde, issues de plusieurs milliers d’années de tâtonnements, remises en cause.

Etoile et réseau, pouvoir et société civile

La télévision a été mise en place avant le téléphone61. Partout, les gouvernements ont fait en sorte que la population ait la télévision pour pouvoir écouter leur message, mais n’ont pas été aussi pressés de poser le téléphone, toujours méfiants des complots que le peuple pourrait ourdir. C’est pourtant l’outil principal de la petite entreprise. Qu’est-ce qu’un entrepreneur, sinon quelqu’un qui décroche son téléphone pour mettre ses fournisseurs en concurrence, communiquer avec ses clients et avec ses banquiers ?

Tocqueville faisait observer que les hommes étant de plus en plus occupés d’affaires personnelles et particulières, ils consacraient moins de temps aux questions d’intérêt général. Il en déduisait que les pouvoirs déclinaient, et qu’il y aurait à l’avenir moins de guerres. L’Histoire lui a donné tort jusqu’au milieu du vingtième siècle, mais on voit pointer maintenant les conditions nécessaires pour que sa prédiction se réalise. L’agressivité se manifeste autrement. Les batailles sont commerciales, réglées comme dans un tournoi par les lois de la concurrence. N’est-ce pas aussi la phase de dissolution de l’Etat, pressentie par Marx ? La bureaucratie serait-elle soluble dans le téléphone ?

Et, si nous prolongeons à échéance 2020, au rythme actuel d’équipements, tous les pays du monde, et notamment les plus peuplés, l’Inde et la Chine (à eux deux 40% de la population mondiale), franchissent le seuil dit de la « transparence » (environ dix lignes pour cent habitants) au delà duquel aucune économie n’est plus contrôlable par une bureaucratie centralisée. Ce qui en résulte n’est pas le village planétaire que pressentait Mac Luhan, mais une multiplicité de villages délocalisés, professionnels en diaspora et une dissolution des anciens pouvoirs.

Le téléphone est si familier qu’on oublie vite ce qu’était la vie sans lui. N’empêche qu’il court-circuite les autorités et rend le pouvoir à ceux qui veulent bien le prendre, c’est-à-dire à ceux qui entre-prennent (se placent entre, dans les interstices, là où les autres ne voient pas, et prennent) ; autrement dit, à ceux qui se démènent pour traiter et faire circuler l’information, et non plus à ceux qui s’endorment sur des situations acquises on des privilèges. Le pouvoir est à prendre. Il est en permanence remis en cause.

Machiavel distinguait déjà deux types d’organisation : dans les premières, centralisées (la Turquie à son époque), tout procède du souverain. Les responsables sont nommés par lui, et révoqués sans délai. Il en résulte que le pouvoir est difficile à prendre, car tout réagit avec unité, mais facile à garder une fois qu’on l’a. Dans les secondes, décentralisées (la France à son époque), la légitimité est répartie entre des barons, qui ont chacun une assez grande autonomie. Il en résulte, dit justement Machiavel, que le pouvoir est plus facile à prendre, car on trouve aisément des barons mécontents à qui s’allier, mais plus difficile à garder, car les barons continuent à comploter après que vous ayez accédé au pouvoir. Il faut transposer cette analyse pertinente à notre prospective. La communication en réseau crée une décentralisation de fait, et le foisonnement des mouvements d’information rend les activités physiquement incontrôlables. George Orwell décrivait dans son roman, « 1984″, un état policier surveillant tout par visiophone. Dans une société décentralisée et interconnectée c’est un phantasme techniquement irréalisable, quelle que soit la volonté du pouvoir en place. Comment imaginer concrètement une moitié de la population employée aux écoutes téléphoniques pour surveiller l’autre moitié ? Qui écoute alors ceux qui écoutent, et qui prend le temps de lire le résultat de ces intéressantes surveillances ?

Pour nous, depuis le milieu des années 80, l’ouverture des pays de l’Est était inévitable. Pourquoi ? Parce que le pouvoir central, même avec tous les attributs de la force, ne peut résister à la montée des échanges. Avant, rien n’était possible en dehors de lui. Dès que les communications sont installées, presque tout peut se faire sans lui. Il se dissout dans la société civile, comme un sucre dans l’eau.

Le paysage institutionnel mondial se recompose. Il était dominé par les États- Nations. Ils déclinent, pendant que d’autres entités montent en puissance : les entreprises d’abord. Non seulement les grandes multinationales, qu’on croyait destinées à dominer la planète, mais surtout la cohorte des petites entreprises, fondées chacune sur un talent. Car on peut désormais être multinational sans la lourdeur des grandes structures.

Le point sur la démographie :

Au début des années 80, les premiers résultats de régulation de la fertilité sont apparus. Sur tous les continents, la limitation volontaire des naissances a commencé. Les perspectives sont devenues moins alarmistes. Dès le milieu des années 80, les calculs des Nations Unies décrivaient un plafonnement de la population mondiale, aux environs de 10 milliards vers 2100. Nous avons repris ces travaux, en réajustant leurs hypothèses, qui nous paraissaient trop optimistes, particulièrement pour la régulation des naissances en Inde et en Chine. Le calcul donne une stabilisation à environ 13 milliards d’habitants en 2140-2160 (au lieu de 10 en 2100). Il s’agit aussi d’une « transition démographique », soit un passage d’un régime ancien de forte fertilité et forte mortalité juvénile, à un régime nouveau de faible fertilité et faible mortalité.

Faible mortalité, dites-vous ? Et le SIDA ? Est-ce que l’espèce humaine risque d’être décimée, comme autrefois par les grandes pestes ? Il est vrai que, dans certains pays d’Afrique, la proportion de séropositifs semble telle (on parle de 30% de certaines classes d’âge) que la pyramide démographique en portera sans doute la trace. Il faut néanmoins se souvenir que seuls des événements cataclysmiques affectent sensiblement la démographie. Les deux guerres mondiales n’ont fait que des entailles, maintenant effacée pour la première, dans la pyramide européenne. Or, le SIDA est loin d’être aussi contagieux que la grande peste de 1348, qui tua en un an le tiers d’une population européenne désarmée. Il oblige à contrôler sa sexualité. Sa prévention va donc accélérer la diffusion du contrôle des naissances, la montée des valeurs féminines, et peut être baisser légèrement le plateau de 13 milliards.

Si nous sommes 12 ou 13 milliards en 2100, plus du double de maintenant, une angoisse ancestrale monte aux lèvres : « Est-ce qu’il y aura à manger pour tout le monde ? » Voyons d’abord la répartition actuelle de l’espèce humaine sur la planète. Voici une carte du peuplement sans frontière où un petit point représente 1 million d’habitants, et un gros point une ville de plus de 5 millions. Il y a seulement quatre zones denses dans le monde : la Chine, l’Inde, l’Europe de l’Ouest et l’Est de l’Amérique du Nord jusqu’aux grands lacs. Le reste est relativement vide. Même l’Afrique n’est pas surpeuplée dans l’absolu, compte tenu de ses immenses ressources naturelles. Décimée par des famines scandaleuses, elle semble actuellement surpeuplée car sa technologie agricole est restée traditionnelle. Les progrès ont été appropriés par des systèmes prédateurs.

Globalement, il n’y a pas vraiment de quoi s’inquiéter, disent les agronomes. Un inventaire détaillé a été fait au début des années 80 : Avec les techniques que nous connaissons, on pourrait nourrir dès aujourd’hui 30 à 40 milliards d’habitants. C’est deux fois plus qu’il n’en faut, et cela sans compter l’aquaculture et les possibilités nouvelles de l’agriculture (plantes transgéniques…). Les ressources naturelles inemployées sont énormes. Partout, on voit des cultures en terrasses abandonnées, des terres en jachère et des zones fertiles délaissées. Les pays développés souffrent de surproduction.

A l’échelle mondiale, les régions dont la population risque de saturer les subsistances sont en fait peu nombreuses. Quand on met en regard les surfaces arables et les capacités hydrologiques d’une part et les prévisions démographiques d’autre part, seuls les pays suivants risquent de saturer leurs subsistances dans les décennies à venir : le Burundi, le Bangla Desh, l’Egypte, le Kenya, le Malawi, le Rwanda, et les pays désertiques du pourtour méditerranéen, à l’exception du Maroc. Contrairement à une idée répandue, les deux poids lourds de la démographie (40 % de l’espèce humaine) pourraient nourrir une population plus nombreuse : 2 milliards de plus pour la Chine et 3 milliards pour l’Inde, sans compter les récoltes pluriannuelles. « Les pays en danger de rupture ne totalisent pas 300 millions d’habitants, soit moins de 6 % de la population mondiale. C’est un chiffre certes énorme, mais trop faible en proportion de l’ensemble de la planète pour crier au feu. »

Préparer la société de création

Douter du pouvoir

Le débat politique de l’ère industrielle s’est enfermé dans un dialogue de sourds entre la « droite » et la « gauche ». L’une et l’autre se sont mobilisées pour « défendre » des « acquis », et non pour aider l’innovation. Ne nous laissons pas entraîner par le tumulte des invectives. Elles sont déjà dépassées. L’affrontement droite-gauche correspond à un moment particulier de l’Histoire, marqué par un certain état de la technique : l’industrialisation de masse.

En effet, si la production met l’Homme au service de la machine, le contraint à des travaux répétitifs et déqualifiés qui le transforment à son tour en machine – si la compétition exige de lui un rendement toujours accru, force son corps à des performances contre nature – alors l’industrie est une oppression, quels que soient les avantages procurés par ailleurs.

L’Histoire s’écrit comme un affrontement des oppresseurs et des opprimés, des riches et des pauvres. Elle s’écrit aussi comme un mouvement dialectique au sens de Hegel. Dans la confrontation du « maître » et de l’ »esclave », le second devient dépositaire, puis détenteur du savoir pratique, et la situation se retourne secrètement d’abord, puis visiblement à son avantage. Le pouvoir change de mains, mais que fait le nouveau promu de son nouveau pouvoir ? Il reproduit, inversés, les schémas anciens. Le dialogue de sourds entre le pouvoir et le contre-pouvoir continue. La nouveauté est prévue comme un horizon. Mais rien de solide ne l’établit dans sa nécessité. On espérait la création, la montée de l’Esprit. Il n’y a qu’un jeu de bascule, des invectives morbides entre des politiciens tristes.

Or, désormais, le changement est là. Le nouveau système technique s’installe, entraînant dans son sillage une autre société. Né à la fin du vingtième siècle, il déroule ses possibles tout au long du vingt et unième. Tout ne se fera pas du jour au lendemain. Il faut du temps pour construire les infrastructures, et encore plus de temps (une à deux générations) pour que les humains s’habituent aux technologies, et tirent parti de leurs immenses possibilités. Au total, le délai de mise en place sera comparable à celui de la révolution industrielle : au moins un siècle. Mais ne sous estimons pas l’ampleur du changement. Intéressons-nous aux innovateurs. Ce sont les pro-grammeurs de l’avenir.

Avec l’ouverture des pays de l’Est, la crédibilité des économies « planifiées » s’est effondrée. Les critiques à l’égard du capitalisme ne sont pas pour autant abolies. Sans doute, il n’y a plus de force politique pour les divulguer. Cela a été interprété comme un victoire définitive du capitalisme sur le communisme. Si l’establishment du business se croit vainqueur et lavé des critiques, il se trompe lourdement. Dans le registre de l’Esprit, ce ne sont pas les mouvements d’opinion ou les rapports de force qui font la loi. Ce n’est pas celui qui parle le plus fort qui a raison, ni même celui qui a le micro. Les choses sont vraies ou fausses en elles-mêmes, indépendamment du nombre ou de l’influence des gens qui y croient ou n’y croient pas. Il faut d’abord tirer la leçon des expériences avec honnêteté intellectuelle.

Or, les économies libérales ont été tout aussi incapables de résoudre les injustices et la pauvreté que les économies planifiées. Non seulement la proportion des chômeurs a augmenté (au delà de 10 % de la population active), mais, en plus, de nouvelles catégories de pauvres sont apparues, encore plus démunies, parmi lesquelles beaucoup de jeunes. Le passage au capitalisme sauvage n’a pas apporté, ni aux pays de l’Est, ni aux pays en développement, la résolution de leurs difficultés. Les politiques de « dérégulation » et d’ »ajustement structurel » préconisées par les représentants internationaux d’un libéralisme doctrinaire ne font que laisser le champ libre à des confiscations plus ou moins maffieuses.

En plus, confortés par l’échec du communisme, les économistes occidentaux, comme ivres d’être désormais seuls sur le terrain, se sont crus légitimes à enfourcher les idées les plus étroites. Face à la formidable demande de liquidités résultant de l’entrée de centaines de millions d’acteurs nouveaux dans l’économie de marché, ils n’ont rien trouvé de mieux que de préconiser la fermeture du robinet monétaire, paralysant l’investissement et entraînant tout le monde dans la récession.

Il n’y a vraiment pas de quoi être fier. On ne me fera pas croire qu’une société qui offre aux adolescents les perspectives actuelles d’errance et d’exclusion constitue un modèle universel ! Elle a perdu ses racines ; il faut les lui rappeler.

La recherche philosophique, en matière d’économie, a été autrefois marquée par un banquier : John Locke, gouverneur de la banque d’Angleterre à la fin du XVII° siècle. Au moment où Louis XIV se complaisait dans les fastes et la mise en scène, superbe et ridicule, du pouvoir absolu, Locke se demandait comment l’on pourrait organiser les sociétés sur un autre principe que celui du pouvoir.

L’ami de l’innovation est en permanence ramené à cette question : il doute du pouvoir. Pour lui, toute situation dominante est suspecte. Il s’oppose aux confiscations de marchés, de ressources naturelles, de positions sociales, toutes choses qui sont si convoitées. Il ne pense pas pour autant que toute forme de pouvoir doive être abolie. Il sait que les grandes choses ne se font pas sans grandes mobilisations, et que tout navire a besoin de la direction d’un capitaine. Mais il croit que tout, y compris le pouvoir, doit être mis en demeure de prouver son utilité, et qu’il vaut mieux, quand on le peut, se passer de rapports de force. Le principe légitime structurant de la société, dès lors, est transactionnel. Il fait fonctionner, non plus la contrainte, mais le plaisir (d’où « le futile précède l’utile »), non plus l’obligation, mais le consentement, aussi éclairé que possible.

Mais ce n’est pas tout : le rôle de l’Homme est d’assumer son pouvoir créateur. Le seul vrai pouvoir est le pouvoir sur soi-même, géniteur du talent. La création n’est pas seulement un acte isolé, individuel. Elle se déploie à travers des institutions, telles que des entreprises, des associations, des organisations de toutes natures. On développe les innovations en créant des institutions nouvelles. Innover est donc un acte instituant, la naissance d’un être nouveau dans le paysage institutionnel. Il se heurte à la résistance de ceux qui sont déjà là, et qui veulent conserver leur territoire. Notre civilisation a gardé la funeste habitude de considérer les institutions comme des êtres intemporels (à l’image des anciennes tribus), destinées à rester identiques à elles-mêmes pour l’éternité.

Les économies capitalistes comme les socialistes ont résisté à l’innovation. Les premières par l’établissement de rapports de force et de confiscation de marchés au profit d’entreprises dominantes ou de chasses gardées corporatistes. Les secondes également par des réflexes d’appropriation, au moyen des mille ruses dont la bureaucratie est capable.

S’il règne, à l’Est comme à l’Ouest, une telle complaisance pour les agissements maffieux, c’est sans doute parce que les acteurs économiques s’y reconnaissent. La phrase célèbre du « parrain » : « je vais lui faire une offre qu’il ne pourra pas refuser » a été reconnue comme un précepte par les apparatchiks des deux bords. Elle est la bannière anti-innovatrice, le signe de ralliement des créaticides. Essayez donc d’innover, ou même simplement de créer une entreprise en Sicile, dans une région ou une profession contrôlée par la maffia. Vous m’en donnerez des nouvelles ! Dès que vous serez en concurrence avec un membre de la famille, on saura vous persuader de modérer votre audace. Le plus redoutable ennemi du capitalisme n’est pas le socialisme : il est en lui-même, quand il se dégrade en capitalisme maffieux.

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